C’est quoi une œuvre résistante?
Il s’agissait d’une petite question posée, à brûle pourpoint, un samedi matin, à ma grande amie et collègue, Monique Le Pailleur (connue sous le pseudonyme de @Aurise sur Twitter…) une question qui devait se transformer en réflexion sur la pertinence d’enseigner des notions et des concepts élaborés en français au secondaire… Une question qui a reçu, dans un premier temps, une réponse savante…
MLP : Selon Catherine Tauveron, une œuvre résistante englobe des textes réticents (programmant des problèmes de compréhension ) et des textes proliférants (programmant des problèmes d’interprétation) en raison de l’ambiguïté, de sous-entendus, d’ellipses, de contradictions, de fausses pistes, etc. C’est la caractéristique majeure des œuvres littéraires de qualité de s’avérer résistantes.
Moi : Et en français ordinaire ça veut dire quoi?
MLP : C’est le contraire des textes lisses
Moi : Tu peux me donner des exemples?
MLP : Ce sont des textes plates, univoques, sans défi particulier. En font partie souvent les écrits pseudo littéraires dans le matériel didactique, donc, des textes qui se comprennent sans effort.
Moi : Oui mais, en littérature, tu as des exemples?
MLP : Les bons albums sont habituellement résistants. Tu veux des titres d’albums? Aussi, tous les poèmes suscitant des interprétations multiples sont également résistants.
Moi : Tu as des exemples provenant de la littérature pour les adultes? Des romans…
MLP : Je réfléchis aux derniers romans que j’ai lus…
Moi : Non… juste des exemples comme ça, de façon spontanée. sans longue réflexion, sans faire une recherche. L’œuvre de Schmitt, elle est résistante ou lisse?
MLP : Selon moi, les nouvelles de Schmitt sont assez simples, mais ses romans résistent davantage aux interprétations possibles. Notamment celui sur Ponce-Pilate et celui sur Hitler (La part de l’autre). Dès qu’il y a de l’ambiguïté, diverses compréhensions interprétatives cela fait partie des textes résistants. Même Le Petit Prince est une œuvre résistante, puisqu’on peut y trouver plein de choses. Tous les albums majeurs de Claude Ponti le sont. Je dirais même que c’est une caractéristique du littéraire cette résistance dont parlait déjà Valéry. Dès que l’on sort un peu de l’univocité et du simplisme, on entre dans la résistance
Moi : Je trouve ta réponse fort intéressante. Tu as eu le réflexe de me donner une longue définition hermétique… n’est-ce pas ce que la majorité des enseignants de français font? Selon moi, un élève au secondaire a besoin d’avoir une explication qui lui permet de comprendre toute de suite par exemple, qu’une œuvre résistante est une œuvre qui peut être sujette à diverses interprétations et qu’une œuvre lisse est facile, trop peut-être, à comprendre du premier coup.
MLP : Oui, en effet.
Moi : Je crois que le gros problème de motivation scolaire au secondaire est le manque de vulgarisation. On fait toujours comme si la personne devant soi allait se diriger dans ce champ d’étude et en faire une spécialité.
MLP : Tu as absolument raison même si au secondaire les enseignants doivent avoir un minimum de culture littéraire quand ils enseignent le français. Voici à ce sujet un texte de Catherine Tauveron.
Moi : C’est comme un grand chef qui donne un cours de cuisine à un groupe de néophytes.
MLP : Je me sens mal tout à coup.
Moi : Pourquoi te sens-tu mal?
MLP : Je m’adressais à toi pas à un public de professeurs ou d’enseignants.
Moi : Moi je trouve ça plutôt amusant cette leçon savante.
MLP : J’entends que ce n’est pas pratique ce que je viens de te dire.
Moi : N’est-ce pas un réflexe? Quand tu dis: «…ce n’est pas pratique ce que je viens de te dire», je trouve que c’est un constat intéressant. Ne devrait-on pas toujours se demander si on est « pratique » quand on enseigne une leçon? Être conscient du public à qui la leçon est destinée? :-)
MLP (poursuivant sa réflexion) : C’est sûr que travailler avec des enseignants même avec un album pour la 1re année comme AMI – AMI de Rascal, je ferais émerger diverses interprétations et leur ferais constater que c’est plus intéressant quand il n’y a pas une seule bonne réponse mais plusieurs qui se justifient. Dans l’exemple donné, un « miam miam » non mentionné ressort assez vite et suscite une autre piste interprétative hors du champ de l’amitié.
MLP (répondant à ma dernière question) : Non, jamais… je ne crois qu’à l’induction et aux émergences. Quand on transmet du savoir (simplement pour transmettre du savoir), c’est inacceptable à une époque où il y a Google. On n’aide pas un élève à apprendre.
Moi : Mais ça va tellement à l’encontre de ce que les gens qui ont le pouvoir de décider font valoir présentement.
MLP : Je sais!
Moi : Mais, puisqu’on est pris pour les enseigner ces notions… ne vaut-il pas mieux avoir des formules simples que des formules savantes? Tu crois que bien des enseignants se donnent la peine de vulgariser les notions? Moi je suis sceptique.
MLP : Il faut tout d’abord se demander si c’est utile, si ça aide vraiment à mieux écrire ou à mieux comprendre. Donc, il faut partir de la nécessité d’écrire ou de comprendre un écrit en contexte. Partir des besoins et aller vers les contenus des programmes et pas l’inverse. Ainsi, on n’est pas pris pour enseigner les notions et les concepts mais sur la meilleure façon de les faire acquérir aux élèves..
Moi : Pour ce qui est de la dichotomie lisse/résistant, avec des élèves, je réfléchirais en utilisant une terminologie plus accessible en leur demandant si le texte est facile et prévisible ou s’il laisse place à de multiples interprétations.
MLP : Ça peut être hyper simple le français… mais on ne veut pas. Moi, j’ai travaillé dans des contextes minoritaires où il fallait simplifier vraiment. Tu as raison. Nous n’avons pas besoin de ces grands mots sonnants et creux dont nous drapons nos ignorances.
Moi : J’aime l’expression «contexte minoritaire».
MLP : Oui car dans ces contextes il fallait d’abord travailler l’affectif, donner le goût de parler, de lire et d’écrire en français. Je trouve que l’on s’y prend mal présentement pour développer des compétences rédactionnelles. Il faut réconcilier le lire-écrire pour que ce soit facile et surtout agréable et motivant!
Dans un contexte minoritaire, les élèves ont d’emblée accès à un code restreint du langage (utilisation fonctionnelle) et non à un code élaboré (celui valorisé par l’école)… C’est du Bernstein que je te résume là.
Moi : Un super gros merci pour ce petit cours Monique :-)
MLP : Un bel échange, plutôt.
Travailler d’abord l’affectif, revoir le concept de «contexte minoritaire», voilà deux défis intéressants en ces temps de performances extrêmes où l’affectif est perçu comme un obstacle, une faiblesse… Le concept de «contexte minoritaire» peut être plus large que juste le découpage linguistique… ça peut être aussi un découpage culturel… en milieu défavorisé, aussi dans les régions où il y a une forte population multi-ethnique, dans ces deux cas, les élèves sont TOUS culturellement limités et peu enclins à adhérer à la culture que tente de leur imposer l’école. En ces temps où on place tout en opposition plutôt qu’en complémentarité, comment arriver à donner le goût de parler, de lire et d’écrire si on persiste à opposer culture savante (celle de l’école) et culture populaire (celle des jeunes, de ce qui les fait vibrer, qui leur permet d’affirmer leur affectivité)? Nier cette dimension n’est-ce pas se déshumaniser?