Saccades oculaires, lecture en contexte numérique et plaisir de lire

Une saccade oculaire est un bref et rapide mouvement des yeux entre deux positions stables (vitesse variant de 400 à 800°/s et durée inférieure à 50 ms)
Wikipedia

Plusieurs personnes dans les commissions scolaires du Québec explorent présentement le potentiel de la tablette numérique afin de déterminer quelle est la valeur ajoutée d’un tel outil en classe.

Du côté des services des technologies de l’information et des communications, on regarde les appareils en terme de compatibilité avec les technologies existantes  et aussi en terme de rapport qualité/prix (performance du processeur, espace de sauvegarde, durée de la batterie, qualité de l’affichage…).

Du côté des services éducatifs, les conseillers et conseillères pédagogiques essaient de voir ce qui pourrait être fait sur le plan pédagogique avec ces nouveaux outils (consultation, création, remixage, partage et apprentissage de connaissances académiques) en lien avec la discipline qui les intéresse.

Alors que plus d’une personne dans le domaine de l’éducation et dans le domaine des technologies s’est préoccupée de l’efficacité de la méthode utilisée et de l’augmentation de la vitesse de frappe pour écrire, il y a encore peu de gens qui accordent une importance au confort visuel du lecteur et à la vitesse de lecture1 de ce dernier. La question qui s’impose ici est la suivante : Lit-on de la même façon et avec la même aisance en contexte numérique que sur du papier?

Dans mon domaine, la lecture occupe un espace important. Quoi lire et comment mieux comprendre ce qu’on lit? Ce sont des questions qui préoccupent tous les enseignants et enseignantes dans nos écoles. Pour la lecture en contexte numérique, et particulièrement pour  les tablettes numériques, il existe des conditions pour optimiser l’acte de lire. À date, j’ai surtout vu passer de la littérature sur les contenus… des livres numériques évalués en terme de pertinence et en terme d’intérêts, des livres qui répondent à des critères précis en fonction de l’apprentissage de la langue. Mais il ne semble pas y avoir trop de préoccupations pour l’instant, pour la présentation visuelle de ce qui est lu. Dans un billet précédent, j’ai parlé du groupe Bonnier qui a étudié la question de l’ergonomie des interfaces. Depuis, j’ai été sensibilisé par une collègue de travail au concept de saccades oculaires2. À mon avis, il est essentiel de porter une attention toute particulière à ce concept en contexte numérique puisque l’oeil est sollicité de façon différente lorsqu’il est devant un écran. Il l’est encore plus dans le cas des tablettes car les espaces de lecture sont prédéfinis et bien que souvent le texte soit redimensionnable, l’espace qui le contient ne l’est pas (comme c’est le cas pour les fenêtres d’un ordinateur).

Le problème des espaces non-contenus

Ce qui est particulier avec certains environnements numériques c’est que, au lieu de bonifier et faciliter l’expérience du lecteur, ils lui fournissent un format visuel digne du Moyen-Âge. Une mise en page qui ne tient aucunement compte du champ visuel du lecteur. À titre d’exemple, les deux documents suivants :

Bulle papale du XIIIe siècle

Article de journal sur tablette Android

Pour qu’une lecture puisse être efficace, il faut s’assurer que le champ visuel soit balisé, contenu à l’intérieur de colonnes (uniques ou multiples) qui permettent à l’oeil de se rendre au bout de la ligne sans avoir à déplacer la tête. À cet égard, le format 4:3 de certains écrans de tablettes se prête mieux à la lecture que le format 16:9 qui lui est plus intéressant pour regarder de la vidéo.

Article de journal en format 4:3

sous iOS

Même article en format 16:9

sous Android3

Trois nouveaux aspects sont également à prendre en considération pour la lecture en contexte numérique : le passage à la lecture tabulaire, l’accentuation de la présence de l’information segmentée et partielle et enfin la richesse du multimédia.

Lecture séquentielle et linéaire vs lecture tabulaire

Nous sommes en présence de toute une génération qui a surtout lu des mots imprimés sur du papier : des livres et des journaux, des fascicules et des dépliants. Notre regard a toujours été encadré par des formats de mise en page très sérieusement régis par des éditeurs. Dans le cas des journaux, afin de permettre une lecture plus facile, on a eu recours à des colonnes pour encadrer les déplacements de l’oeil.  Ceci a entraîné l’oeil à chercher du sens à travers la lecture de textes linéaires, lus de façon séquentielle. La bande dessinée fait exception à la règle séquentielle et linéaire avec ses  cases et ses bulles qui défient les conventions établies de l’écriture.

L’arrivée du Web et des hyperliens a changé la donne. On constate que le regard est interpellé par une surdose d’information. J’ai observé que plus l’oeil du lecteur avait été entraîné rigoureusement à lire dans un espace séquentiel et linéaire, plus l’exercice de lecture sur écran devient difficile.  En contexte numérique, l’oeil doit choisir en plus de comprendre. La lecture  est ainsi devenue tabulaire et multidirectionnelle. Ceci n’est pas une mode, un phénomène qui va passer. Pour cette raison, l’école doit s’assurer  de l’apprentissage de la lecture en contexte numérique.

Du global au spécifique

Le texte conventionnel de la lecture, c’est comme se retrouver dans la jungle des mots pour regarder tous les éléments du paysage afin que rien ne nous échappe.

Dans l’univers papier, le lecteur est rapidement plongé dans la densité du texte. Il est tout de suite placé devant l’intégralité du texte. À part la table des matières, les repères que constituent les chapitres et aussi la une du journal, le lecteur est tout de suite en présence d’une multitude de mots. L’école doit continuer à s’assurer que les élèves parviennent à maîtriser ce contact avec le texte.

Le numérique mise beaucoup sur les abstracts. Sur le texte abrégé qui mène vers le texte plus substantiel. L’école a donc comme nouvelle responsabilité  de s’assurer que les élèves parviennent à faire des liens entre la lecture contenue dans un résumé et la lecture en profondeur. Trouver des façons pour que l’apprenant pousse plus loin que la simple lecture en surface.

Le texte numérique, c’est la vue à vol d’oiseau de la jungle, à partir d’un hélicoptère, qui permet d’abord d’observer le terrain, dans un premier temps en hauteur, pour ensuite avoir une vue d’ensemble, puis, en se rapprochant, pour pouvoir décider où on va se poser afin d’explorer une région spécifique.

La richesse du multimédia

Le multimédia est un couteau à deux tranchants lorsqu’on lit du texte. Il peut venir apporter des nuances et des précisions aux propos, nous mener sur des sentiers auxquels nous n’avions pas pensé. Malheureusement aussi, il peut faire tout le travail à la place de l’imaginaire et de l’intellect, réduire le cerveau du lecteur à un simple appareil de surconsommation de données. Il est donc important de trouver un équilibre entre le texte lu et le texte vu, entre l’explicite et l’implicite.

Le multimédia ne devrait être là que pour enrichir le propos écrit et non pas pour l’occulter.

En guise de conclusion

Je suis de la génération qui a appris le latin, pour mieux articuler ma pensée, je suis également de la génération d’adultes qui a appris à programmer, pour me permettre d’apprendre à penser de façon plus logique. Suis-je plus articulé ou plus logique à cause de ces apprentissages? Je n’en suis pas certain. Ce que je sais avec certitude c’est que plus je lis, plus ma pensée se développe, plus des réseaux neuronaux se créent. Je constate aussi que j’ai plus de plaisir à lire de la littérature en format papier, des livres mous comme dirait l’une des filles de mon collègue Pierre Lachance. Pour ce qui est du texte d’information, le format numérique me convient mieux. Je sais aussi que ma posture de lecteur est différente dans les deux cas et que les zones de plaisir ne sont plus les mêmes. Je sais également que si le texte est mal formaté, mes yeux se fatiguent, je perds alors intérêt et le plaisir de lire et d’apprendre s’en va.

Or, la meilleure façon de donner du sens à ce que l’on lit n’est-elle pas fondamentalement liée au plaisir, à la satisfaction de lire?

En accord avec François Richaudeau,  je «préconise donc d’apprendre aux enfants la lecture-plaisir» en leur  permettant de survoler les textes sur une tablette adéquate  «dans une logique de rapidité et de simplicité de la communication.»4

__________
1. Vous pouvez faire un test de lecture rapide en ligne pour voir dans quelle catégorie de lecteur vous vous situez.
2. Émile Javal s’intéressait déjà à ce concept à la fin du XIXe siècle.
3. À date, l’offre est plutôt décevante du côté des tablettes Android. Même les développeurs qui offrent leurs produits sur plus d’une plateforme n’offrent pas la même qualité d’un OS à un autre. Du côté des étagères virtuelles, seule l’appli Matano Reader offre un environnement convenable.
4. Entretien avec François Richaudeau, Seigneur des mots, Livre 43, Agence régionale du Livre Paca, mars 2002
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